Bilan d’étape réalisé et proposé
par Jean-François « Maxou » Heintzen
(4 mars 2021).
Au moment où les actes du colloque « Les complaintes criminelles en France après 1870 : inventaire, problématisation, valorisation d’un corpus méconnu » des 2 et 3 avril 2019 aux Archives nationales et à la Bibliothèque nationale de France sont mis en ligne[1], je vous propose un nouveau « rapport d’étape », concernant la base de données « Complaintes criminelles – 1870-1940 ». Comme il y a deux ans, je me réfère à des données non accessibles aux utilisateurs, hormis l’affichage du nombre total de complaintes et de faits divers chansonnés, via un compteur en temps réel inclus dans le texte de présentation.
Au fur et à mesure de l’extension de cette base, les modifications structurelles deviennent de plus en plus lourdes à mener, néanmoins un champ nouveau a été intégré, à savoir la langue – français, breton, occitan, basque, flamand –, nous y reviendrons. La nécessité de demeurer attentif aux éventuelles carences révélées par les utilisateurs est tempérée par la quasi-absence de retours de ceux-ci !
Données quantitatives
Coup d’œil rétrospectif
Rappelons l’évolution quantitative de cette base de données depuis sa mise en œuvre, en janvier 2015 :
Date |
Juin 2016 |
Avril 2017 |
Octobre 2017 |
Mars 2019 |
Mars 2021 |
|
Colloque d’Arras |
Mise au net de la communication d’Arras |
Mise en ligne de la base de données |
Colloque, AN & BNF |
Mise en ligne des actes du colloque |
Complaintes |
709 |
767 |
823 |
1005 |
1177 |
Faits divers |
374 |
396 |
426 |
521 |
584 |
Ratio complaintes/crime |
1,90 |
1,94 |
1,93 |
1,93 |
2,02 |
De 2017 à 2019, la base s’était accrue d’une dizaine de complaintes par mois, en moyenne. Ces deux dernières années, seulement 72 complaintes nouvelles, soit en moyenne 3 par mois. Ce ralentissement s’explique par un relâchement de la « quête des complaintes » de la part du concepteur de la base, accentué par les difficultés de déplacement depuis mars 2020. En effet, la découverte de nouveaux fonds est malaisée à distance : les démarches entreprises par courrier électronique restent souvent sans réponse, ou suscitent des méprises sur la nature des pièces recherchées.
La relative constance du ratio d’environ (c’est encore une moyenne) de deux complaintes par crime se maintient, mais c’est une conséquence du ralentissement de sa croissance. Nous disions, il y a deux ans, « s’il s’avère que les différents marqueurs n’évoluent plus guère, autant faire porter l’effort sur l’amélioration des informations recueillies que sur la quantité de complaintes saisies ». Néanmoins notre impression d’alors, à savoir de ne pas avoir encore épuisé les « fonds conséquents » de complaintes, conduit à continuer les investigations : des démarches ont été entreprises récemment en direction des sociétés savantes, et la quête des collections privées se poursuit. La marche vers les 1 200 complaintes se poursuit, lorsque vous lirez ces lignes de nouveaux textes seront intégrés au corpus.
Les statistiques tenues automatiquement quant à la fréquentation de la base de données se révèlent enthousiasmantes. Depuis le colloque de 2019, la fréquentation a notablement évolué, et continue de croître, parfois avec des afflux délicats à expliquer, comme l’indique le graphique suivant :

Alors que nous étions « autour de 600 visiteurs différents par mois » en 2019, désormais nous tutoyons occasionnellement le millier. La fréquentation « record » de l’hiver 2019-2020 peine à être clairement expliquée, et les récents confinements n’ont pas produit d’augmentation notable des visiteurs.
D’autre part, ces fluctuations ne reposent pas sur des effets médiatiques, car la base de données n’a fait l’objet d’aucune publication nationale depuis le printemps 2019. Seuls quelques articles dans des revues savantes du Centre de la France l’ont évoquée.
Gageons qu’à partir de l’automne 2021, avec la publication annoncée de Chanter le crime, Canards sanglants et complaintes tragiques (Éd. Bleu Autour) – de la plume du concepteur de cette base de données –, le millier de visiteurs mensuels sera régulièrement dépassé…
Où en sommes-nous ?
- 1177 complaintes recueillies, relatives à 584 faits divers datés et localisés ;
1155 sont connues dans leur intégralité, 21 sont partielles, et une n’est qu’attestée[2]. Quelques faits divers « douteux » (possiblement inventés) au nombre de 6 ont été mis à part, et 6 complaintes sont relatives à plusieurs affaires.
- 73 faits divers criminels (12,5 % du corpus) ont eu lieu à Paris ou en banlieue, le reste en province.
L’intérêt est majoritairement tourné vers des crimes crapuleux (un tiers du corpus), devant les crimes d’intérêt ou passionnels (21 %). Les crimes sexuels (9 %) ou les infanticides et maltraitances d’enfants (6,5 %) sont moins présents qu’on aurait pu croire. Ces données statistiques gagneraient à être étudiées sur des périodes distinctes, pour observer l’éventuelle mutation du « goût » du public en la matière, voire l’évolution de la criminalisation.
- 397 faits divers (soit plus des deux tiers) n’ont suscité qu’une complainte ;
Dans une large majorité des cas, on peut donc parler de « la complainte du crime de X. », avec article défini de rigueur.
- Pour les faits divers les plus chansonnés, le « palmarès » dresse un panorama sans surprise des grandes affaires criminelles de la période ;
On trouve, dans l’ordre décroissant : l’affaire Steinhel, l’assassinat de Sadi Carnot, le crime de Pantin (affaire Troppmann), Landru, l’affaire Humbert-Crawford, Pranzini, Violette Nozière, l’affaire Soleilland, Vacher, la bande à Bonnot, la malle à Gouffé, l’affaire Caillaux, le vol de la Joconde, le scandale de Panama, la séquestrée de Poitiers, le curé d’Entrammes, le curé de Châtenay, l’affaire Stavisky, le crime de Moirax (affaire Delafet), le crime de Corancez (affaire Brierre).
Pour l’affaire Dreyfus, on se reportera à l’intervention de Philippe Oriol lors du colloque de 2019[2]. Cet article permet de comprendre les difficultés à déterminer ce qui relève ou non du corpus de la base de données.
- Le lieu d’édition est connu avec précision pour 960 complaintes (81,6 % du corpus) ;
La province est majoritaire[4] (531 cas, soit 55,3 % des complaintes situées), devançant Paris et sa banlieue (402 cas, soit 41,9 %). Les 27 complaintes éditées à l’étranger[5] viennent majoritairement de Belgique (17 cas), complétées par la Suisse (6 cas), la Tunisie (3 cas) et l’Algérie (1 cas).
- 207 timbres nommés ont été rencontrés ;
Le timbre est identifié pour 1037 complaintes (pour les restantes, soit il est inconnu, soit il s’agit d’une mélodie originale). 138 timbres ne sont utilisés qu’une fois. En tête des préférés, nous trouvons sans surprise Fualdès (355 occurrences, soit un tiers du corpus identifié), puis, loin derrière La Paimpolaise (121 occurrences, 11,7 % du corpus). Les timbres suivants, Béranger à l’Académie et Le juif errant, n’en recueillent que 46 et 43, soit à peine 4,5 %.
- Un point reste à quantifier, faute d’outil idoine, celui du nombre d’images mises en ligne.
En 2019, nous l’avions estimé à environ 80 % la proportion des complaintes dont les paroles sont en ligne, ce ratio n’a guère changé. Rappelons que le choix de mettre en ligne des images au lieu de transcriptions est destiné à minimiser l’aspiration mécanique des données. Les images sont manquantes pour les complaintes détenues par des institutions avec lesquelles aucune entente ou convention n’a été établie à ce jour.
- Une cinquantaine de particuliers ont contribué, soit une dizaine de collaborations nouvelles dans les dernières deux années.
Au-delà de ces contributeurs, sensibles au travail collaboratif, il faut insister sur le support infaillible du CLAMOR, représenté par Sophie Victorien, qui assure l’interface avec le prestataire informatique lors de modifications, ou d’aménagements de la base. Grands Mercis !
Problématiques subséquentes
Évolution(s)
Évolution quantitative de l’édition de complaintes
Les données brutes tempèrent la vision d’une lente diminution du nombre de complaintes au fil du temps. La période 1870-1900 est sans doute encore largement sous-représentée, et le dépouillement de fonds supplémentaires permettra sans doute de compléter le corpus. Pour la période la plus récente, le recul de l’édition dans l’entre-deux-guerres est désormais mieux appréhendé, et apparaît beaucoup moins important qu’on aurait pu le penser, en particulier après 1930.

L’hétérogénéité des données annuelles recueillies nécessiterait d’être tempérée par un important lissage. Par exemple, le pic de 1894 (54 complaintes recueillies) s’explique par l’abondance d’affaires d’importance cette année-là : l’assassinat de Sadi Carnot et l’affaire du curé d’Entrammes, à eux deux, en suscitent 33.
Évolutions structurelles des complaintes
Deux critères ont été mobilisés pour l’étude des textes : le nombre de couplets, et la présence ou non d’un refrain. Un lissage des données apparaît nécessaire, tant elles sont variables, que l’on en juge par les données relatives au nombre de couplets par complainte :

Les observations faites au printemps 2019 demeurent valides. L’existence d’une complainte de 101 couplets a été attestée, mais elle n’a pas été encore recueillie à ce jour[5]. On peut s’étonner de rencontrer des textes dépassant 50 couplets : ils posent la question de la mémorisation, problème délicat lorsque l’on connaît les capacités mémorielles des meilleurs chanteurs traditionnels collectés. Au-delà de ces exemples « monstrueux », de solides tendances apparaissent :
- Les « grandes » complaintes (30 couplets et plus) se maintiennent quasiment jusqu’à la Grande Guerre.
- Sur la même période, la présence de refrain est minoritaire. Il n’apparaît qu’après 1880 ;
- Durant l’entre-deux guerres, la norme se fixe sur des formes plus courtes (moins de 10 couplets en moyenne), avec présence majoritaire d’un refrain ;
- Des exceptions demeurent, telle « La complainte du sextuple assassinat de Moirax », 42 couplets en 1932, sans refrain.
Évolution musicale des complaintes
Là aussi, les observations faites au printemps 2019 demeurent valides. Ce point est évidemment lié au précédent : la traque des timbres « préférés » au fil des années fait apparaître un renouvellement. L’usage abondant de « Fualdès » va s’étiolant au fil du temps, remplacé par « La Paimpolaise ». Il est à noter l’usage régulier de textes narratifs sur des mélodies avec refrain, comme si le choix du timbre obéissait à une logique du temps, mais que l’on ne pouvait se résoudre à abandonner complètement la structure traditionnelle des complaintes.
Un état du « poids » relatif des trois timbres les plus utilisés (Fualdès, La Paimpolaise, Béranger à l’Académie) a été dressé. L’usage des pourcentages est trompeur : parfois ils ne portent que sur quelques complaintes. Néanmoins dans la majorité des cas, ces trois mélodies sont utilisées par plus de 50 % des complaintes chaque année.

Prolongements
À propos de la définition d’une complainte criminelle
Les idées suggérées par le Conseil Scientifique ayant préfiguré le colloque de 2019 ont commencé à être suivies d’effet : par exemple l’insertion du « Scandale des décorations » (Affaire Wilson, 1887) dans le corpus, pour tenir compte des « crimes ressentis » par la population (contre la morale républicaine, contre le peuple…), au-delà de la stricte définition pénale du terme.
Il est nécessaire de demeurer attentif aux éléments textuels – parmi lesquels la narration, l’appel à l’auditoire, la présence d’une morale, explicite ou implicite – qui peuvent caractériser le « genre complainte ». D’autre part, la mention de « complainte » dans le titre n’implique pas forcément l’insertion dans le corpus, mais révèle l’intention de l’auteur.
Extension de la plage temporelle
Les récentes découvertes sur la publication de « chansons criminelles » quasiment jusqu’au début des années 1960, même si elles ne concernent qu’une poignée de chansonniers, permettraient de suivre plus complètement l’extension du genre. Il serait ainsi possible d’inclure le cas du massacre d’Oradour-sur-Glane, abondamment chansonné, crime de guerre par excellence. L’appellation de la base de données pourrait devenir « Complaintes criminelles en France, depuis 1870 ».
Cette modification du titre entrainant en cascade d’autres modifications – à chaque fois que la base est évoquée à l’intérieur de « Criminocorpus », par exemple –, il importe d’en prendre la mesure avant de mettre en œuvre cette extension temporelle.
Extension aux langues régionales
Dès le début de cette quête, l’adjonction de textes écrits dans les diverses langues régionales de France métropolitaine : breton, occitan, basque, ch’timi… est un objectif. Depuis janvier 2020, grâce à la collaboration de Bernard Lasbleiz, chercheur associé au CRBC (Centre de Recherches Bretonnes et Celtiques) de Brest, des complaintes en breton ont été intégrées à la base, qu’il en soit remercié. Pour l’heure, 19 textes sont en ligne.
L’intervention de Xavier Vidal au colloque de 2019 a permis de mesurer que le corpus en occitan est plutôt réduit ; une collaboration reste à établir pour mener à bien ce chantier. Il en est de même avec la langue basque. La collaboration avec des départements universitaires pourrait permettre d’inclure ce type de recherche dans des travaux de master, par exemple. Nous sommes en recherche de partenariats.
Défendre une source
L’objectif initial de cette base de données était, pour son concepteur, l’étude de la disparition, de la mutation d’un genre, et nécessitait en préalable la collecte d’un nombre conséquent de complaintes. La mise en lumière de sources méconnues – car trop disséminées – s’est vite greffée sur l’entreprise première : le contenu de cette parole des rues, libre et insolente, offre parfois un éclairage nouveau sur la réception de l’actualité par les couches les plus humbles de la population. Ajoutons que la presse ancienne numérisée rend souvent compte de l’édition, la vente, l’achat de complaintes dans les rues ; l’impact de ce média est ainsi mieux documenté.
La mention de la base de données dans plusieurs ouvrages[6], et l’édition à venir des complaintes sur l’affaire Vacher en un volume séparé par Marc Renneville, sont autant de preuves que la prise en compte de ces sources chantées progresse pas à pas, crime après crime.
J.F. « Maxou » Heintzen
Membre correspondant du CLAMOR (CNRS UMS 3726)
C.H.E.C. (Université Clermont-Auvergne)
La Chavannée
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[1] https://journals.openedition.org/criminocorpus/8156.
[2] Le dépouillement de la presse provinciale effectué (Gallica, Retronews) permettrait d’ores et déjà d’augmenter notablement les mentions de ce genre de complaintes. Pour l’heure, le choix a été fait de les laisser de côté, vu les ignorances que l’on a à leur sujet ; parfois seul un couplet est retranscrit dans les quotidiens.
[3] https://journals.openedition.org/criminocorpus/8301.
[4] L.-M. Simonet à Saint-Amand-Montrond représente à lui seul 25 % de la production provinciale.
[5] Rappelons que ces indications sont majoritairement fictives, pour contourner les lois sur le droit d’auteur.
[6] L’Intransigeant, 1er septembre 1894. Il s’agit d’une complainte vendue lors de l’exécution de l’abbé Bruneau.
[7] DEMARTINI Anne-Emmanuelle, Violette Nozière, la fleur du mal, Une histoire des années trente, Ceyrézieux, Champ Vallon, 2017 ; RENNEVILLE Marc, Vacher l’éventreur, Archives d’un tueur en série, Grenoble, Jérôme Million, 2019.